Il faisait nuit. Une nuit sans lune, mais la lumière des étoiles était suffisamment intense pour permettre à Reyan de distinguer vaguement les meubles de la pièce, ombres noires sur fond noir. Sa fenêtre ouverte laissait parvenir jusqu'à ses oreilles le chant incessant de quelques insectes nocturnes, et un très léger vent doux parvenait tant bien que mal à rafraîchir l'atmosphère étouffante de ce milieu d'été. Le jeune homme gardait les yeux fermés, dans l'espoir de trouver le sommeil, mais rien n'y faisait. Quelque chose dans l'air le rendait nerveux. L'anxiété lui tenaillait les entrailles et l'empêchait de se décontracter complètement ; il ne parvenait qu'à se retourner à droite, puis à gauche, puis de nouveau à droite, la lourdeur ambiante n'arrangeant pas les choses. Les draps en tissu grossier lui irritaient la peau, et il était en sueur. Soudain, un long cri perçant déchira la nuit, venu du nord – la direction de la forêt – et surtout porteur d'une douleur sans bornes. Puis un second, puissant, plus rauque et empli de rage. L'espace d'un instant, Reyan sentit ses muscles se crisper, son coeur s'emballer. Puis s'ensuivit une agitation soudaine. Il se jeta à bas de son lit, saisit son arme et se précipita à la fenêtre. Tout le village avait vraisemblablement été réveillé, et un attroupement de chasseurs se formait déjà sur la place du village. Prenant à peine le temps de s'habiller, Reyan boucla son katana, enjamba le rebord et atterrit souplement sur le sol. Quelques femmes inquiètes, parfaitement réveillées, se tenaient sur le pas de leur porte, un châle serré sur les épaules, d'autres se mêlaient aux chasseurs, dans l'espoir d'apprendre ce qui se passait. Reyan parvint à se porter auprès du chef du village, Selmak, qui tentait vainement d'apaiser les esprits. Un petit groupe de chasseurs commençait manifestement à s'échauffer.
- Calmez-vous, vous autres, ces cris venaient de suffisamment loin pour nous indiquer que le village n'est pas en danger.
- Et moi je répète qu'il faut absolument aller voir ce qui se passe ! martela un colosse au crâne chauve. Demandez à Kel, et à Haryon. Depuis peu, les animaux sont devenus agressifs. Notre dernier séjour dans les montagnes a vu Freor se faire attaquer sans raison aucune par des antekas. Même les popos sont enclins à charger, qu'on les ignore ou non.
Les traits aigus de son visage manifestaient une certaine colère, et il était apparemment peu disposé à suivre les ordres si Selmak leur imposait de rester ici pour la nuit. Le chef dû sentir cela, aussi il n'insista pas.
- Très bien, Eynouk, soupira-t-il. On envoie quelques hommes. Mais je vous préviens, il est hors de question de prendre des risques inutiles. Il est certain d'après la nature de ces hurlements qu'il s'agit, au moins, de deux wyverns, et pas du genre kut-ku. Et une expédition de nuit n'est pas des plus indiquées. Je vous laisse partir parce que je n'ai pas envie que vous le fassiez contre mes ordres et sous le coup de la colère, mais j'y pose plusieurs conditions. Premièrement, je veux que vous partiez au moins à quatre. Ensuite, je vous interdis, une fois sur les lieux, d'engager le moindre combat. Vous allez voir ce qui se passe et c'est tout. Si la situation se révèle dangereuse, je veux que vous reveniez ici immédiatement me faire part de vos informations. Nous pourrons alors éventuellement envisager une équipée le lendemain, en prenant le temps de réfléchir. C'est clair ?
De mauvais gré, Eynouk hocha la tête en grognant. Reyan sentait le chasseur bouillir intérieurement. Il ne le connaissait pas vraiment, mais il ne l'aimait pas trop en raison de son tempérament impulsif et de sa propension à se mettre en rogne très rapidement. Il se demandait comment ses coéquipiers, Kel, Haryon et Freor, parvenaient à le supporter. La chose était d'autant plus frappante que le quatuor avait des caractères diamétralement opposés. Kel était plutôt du genre jovial, enclin à la plaisanterie. Un peu tête brûlée mais excellent combattant. Freor avait, à l'instar de Eynouk, un physique de barbare ; il était légèrement bedonnant et portait une barbe grisonnante, mais restait plus réfléchi dans ses actes. Enfin, le discret Haryon, la tête de la bande, parlait peu mais était écouté quand il le faisait.
Eynouk était en train de planifier l'excursion. Selmak avait insisté pour que ces quatre-là y aillent ensemble, sachant pertinemment que si la situation tournait mal, ils possédaient au moins l'habitude de combattre ensemble. Il espérait juste que Haryon serait suffisamment convaincant pour empêcher le colosse de se lancer dans quelque chose de dangereux et l'exhorter à suivre ses ordres. Sans réfléchir à ce qu'il faisait, Reyan, jouant des coudes et sans doute poussé par l'attrait de l'aventure, s'immisça dans le groupe.
- Je viens, déclara-t-il.
Ce n'était pas une proposition, mais une affirmation, et l'espace d'un instant, Freor le considéra sans broncher, estomaqué par son culot. Une poigne de fer s'abattit sur l'épaule du jeune garçon, et un ricanement rauque se fit entendre.
- Dis-donc moustique, tu doutes de rien, non seulement t'es qu'un bleu qui ne s'est frotté qu'à des bulldromes ou des giadromes, mais en plus, tu essayes de taper l'incruste dans un groupe de vétérans. On n'a jamais combattu avec toi, sans compter qu'une équipe de cinq personnes, c'est bien trop élevé, on risquerait un peu de se marcher dessus en cas de problème.
Reyan se dégagea d'une secousse.
- Il me semble que le chef a dit de rentrer en cas de problème, pas de foncer dans le tas. Dans ces conditions, j'aurai du mal à vous gêner. Je veux juste faire un tour dans la jungle, je resterai en arrière.
A sa grande surprise, Reyan vit le visage de Eynouk se décontracter légèrement. Il était rare qu'on lui tienne tête de cette manière, et le jeunot l'intriguait un peu. Malgré le qualificatif dont il l'avait affublé, le garçon était plutôt grand et semblait posséder du muscle sans pour autant faire concurrence à sa propre carrure, et son physique en imposait ; ses cheveux étaient d'une incroyable teinte argentée, et ses yeux gris semblaient couver une hargne profondément enfouie. Un rictus à mi-chemin entre l'amusement et l'idée vaguement sadique que le gamin puisse ou non déclencher des hostilités barra le visage d'Eynouk, qui se contenta de lui faire un vague signe de tête. Le jeune homme fila s'équiper d'une armure légère. Trois heures plus tard, ils avaient quitté le village et faisaient bonne route en direction de la forêt.
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Aucun cri ne s'était fait entendre depuis ceux qui avaient réveillé la communauté, mais l'atmosphère demeurait lourde, et un silence pesant s'était installé sur le petit groupe. Les cinq hommes marchaient dans la pénombre, murés dans leurs propres pensées. Même Kel ne disait rien, lui qui d'habitude ne pouvait s'empêcher de faire profiter à tout le monde de tout ce qui lui passait par la tête. Lorsqu'ils atteignirent le couvert des arbres, Haryon sortit une torche de son sac.
- Bon, écoutez-moi les cocos, cette torche n'est pas la meilleure idée qui soit si un prédateur rôde, mais si nous voulons y voir quelque chose dans cette forêt, nous n'avons pas vraiment le choix. Si on croise quelque chose de dangereux, je l'éteindrai, et vous n'aurez plus qu'à vous barrer en priant pour ne pas vous casser la figure en route ou ne pas croiser le chemin d'une bestiole à l'odorat développé. En attendant, on reste calme, on fait le moins de bruit possible, Kel tu surveilles nos arrières. Dès qu'on trouve quelque chose de significatif, on opère un repli. Pigé ?
Les quatre autres hochèrent la tête. Reyan se sentait légèrement mal à l'aise. C'était la première fois qu'il pénétrait dans la forêt. Son apprentissage ne lui permettait pas encore de s'aventurer seul où il voulait, et il s'étonnait encore de l'acceptation de Eynouk. Le géant taciturne et ses airs sombres ne lui paraissaient plus aussi attirants qu'auparavant.
- Au fait trouduc', c'est quoi ton nom ? Et t'as quel âge ? demanda Freor à voix basse.
- Reyan m'sieur, j'ai dix-neuf ans.
- Dix-neuf ? T'es pas bien avancé dans ton cursus de chasseur dis-moi.
- Je m'y suis mis un peu sur le tard.
Il secoua la tête.
- Au départ, je voulais bosser dans l'administration, gérer les affectations, les rétributions. Et puis un jour, un môme plus jeune que moi est revenu des montagnes avec une dépouille de bulldrome. Malgré sa fatigue et la difficulté qu'il avait à traîner les défenses de la bête, la fierté et l'exaltation que j'ai lus dans son regard m'ont poussé à suivre le même chemin que lui, juste par curiosité. Pour l'instant, je ne regrette pas.
- Et il s'appelle comment, ce petit ? demanda Kel en se joignant à la conversation.
- Il s'appelait Emy.
- Eh, ce serait pas le petit qui est mort la semaine dernière et tentant de se faire un céphadrome ? questionna Freor.
Reyan sentit sa gorge se serrer. Il acquiesça brièvement.
- Eh, les filles, râla Haryon à voix basse, fermez-la deux minutes si vous voulez bien. Vous êtes aussi discrets qu'une horde de congalalas.
La marche reprit donc en silence. Reyan profitait au maximum du paysage malgré l'obscurité. Il n'avait auparavant jamais vu une telle luxuriance. Les énormes troncs pétrifiés des arbres millénaires l'impressionnaient fortement, tout autant que les fougères géantes, les mousses et les champignons aux motifs et couleurs étranges. Une agréable odeur d'humus flottait dans l'air moite, et de temps en temps, il percevait un mouvement dans les feuillages, dénonçant la furtive présence de quelque rongeur. La torche que portait Haryon projetait un jeu d'ombres inquiétant aux alentours. La troupe s'arrêta lorsque Eynouk laissa échapper une bordée de jurons en entrant en collision avec le dos de Haryon.
- Hey les enfants, je crois qu'on a quelque chose.
Reyan tendit le cou par-dessus l'énorme carcasse du chasseur acariâtre, et lui et ses compagnons étouffèrent une exclamation de surprise. Aux pieds de Haryon, on pouvait distinguer la queue écailleuse et inerte d'une créature noire. Le chasseur leva un peu plus haut sa torche. Reyan fit un pas en avant, mais le bras de Eynouk lui barra la route.
- T'approche pas, on sait jamais.
Ils restèrent tous quelques minutes, incertains, à contempler l'étrange dépouille. Le jeune homme se contenta d'observer de loin. Quatre énormes pattes griffues dont les antérieures étaient munies d'une membrane de cuir. Tout aussi énorme le corps massif qui alternait fourrure et écailles. Une tête étrange, à mi-chemin entre félin et chauve-souris. Malgré l'entaille impressionnante qui la fendait en deux, malgré le sang qui suintait de nombreuses plaies sur son flanc et coulait de sa gueule, malgré le gigantisme de la dépouille, Reyan ne put s'empêcher de trouver la créature magnifique. Après que Kel se fut assuré qu'elle était belle et bien morte et avoir ordonné au garçon de se tenir à distance, les quatre chasseurs commencèrent à examiner prudemment le corps. Haryon les avait auparavant tous prévenus de se tenir prêts à partir dans l'urgence. Vu la taille des plaies, la chose qui avait tué leur créature était bien plus gros et plus fort, et pouvait fort bien être resté dans les parages. Il était hors de questions de prendre le risque qu'ils se retrouvent nez à nez, en pleine nuit au coeur de la forêt, qui plus est avec un équipement inadéquat pour un combat. Après quelques minutes, faisant fi de l'interdit, Reyan s'approcha.
- Dites, Kel, demanda-t-il, c'est quoi ce truc ?
L'homme se retourna, enleva machinalement quelques mèches blondes de sont visages.
- Ça, gars, c'est ton premier narga. Comme tu peux en juger par sa stature, ces bestioles sont assez redoutables.
- Et qu'est-ce qui l'a tué, ce pépère ?
- Cette mémère, petit, c'est une femelle, si j'en juge par sa structure osseuse et la forme de ses membranes antérieures. Et là – il désigna d'un geste un buisson à sa droite – il s'agit vraisemblablement de ce qui reste de son petit.
Reyan plissa les yeux et distingua le corps qu'il n'avait pas remarqué auparavant, minuscule en comparaison de la carcasse qu'il avait devant lui.
- Quant à ce qui l'a tué, reprit Kel, les marques de dents correspondraient bien un tigrex. Un wyvern plus ou moins aussi gros, généralement rayé bleu et feu, ajouta-t-il à l'adresse de leur jeune compagnon. Le problème, c'est que d'une part, je me demande bien ce qu'il foutait dans cette forêt. D'autre part, si la marque de dents appartient bien à un tigrex, elle présente des proportions bien trop grandes, et je suggérerais bien que l'on ne s'attarde pas trop dans le coin...
Le chasseur avait à peine fini sa phrase qu'un craquement sonore les fit sursauter. Haryon se redressa, inquiet ; tous retenaient leur souffle. Avant que l'un d'eux n'ait ouvert la bouche, un rugissement sonore fit trembler la forêt. Un rugissement qui savait que des intrus se trouvaient là où ils ne devraient pas être. Un rugissement de défi qui coupa la chique à toutes les créatures nocturnes. L'instant d'après, dans le silence qui était tombé comme un couperet, un bruit soyeux leur parvint, puis quelque chose d'énorme se mit en branle.